Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
2001 l'Odyssée de l'espace est avant tout une œuvre phare du VIIe Art, un incontournable ayant atteint un statut intouchable. On peut ne pas apprécier les partis pris spécifiques de la mise en scène, mais difficile de critiquer la portée de sa vision ou la maîtrise de sa réalisation qui suscitent, malgré les nombreux visionnages et analyses, admiration et questionnements.
Comme d’autres grandes œuvres, le film a connu des péripéties dans sa construction. D’abord, l’idée de faire de la science-fiction est venue naturellement à Stanley Kubrick après Folamour (on prétend souvent que le metteur en scène anglais souhaitait faire de ce dernier une sorte de documentaire réalisé par… des extraterrestres !). Après avoir lu les Enfants d’Icare, un excellent roman, puissant, d'Arthur C. Clarke, il eut l’intention de travailler avec lui. Las, les droits du roman étaient pris, ce qui conduisit l’écrivain à lui proposer de partir de sa nouvelle la Sentinelle. Kubrick accepta et construisit son film sur des trames symétriques : si on en retrouve encore de grandes parties, d’autres ont été supprimées (un prologue scientifique avec des images d’archives, une scène de vie des astronautes, un dialogue évoquant la paranoïa de HAL) : la première présentait un film de 156 minutes, qui ne fut finalement exploité qu’avec vingt minutes de moins. Kubrick recherchait avant tout à atteindre le subconscient du public par une expérience plus visuelle et poétique que verbale. Pourtant, malgré sa réputation hermétique, le film trouva son public, un public autant de curieux que de connaisseurs, et il fut, assez étonnamment, un succès commercial conséquent.
C’est que 2001, voyez-vous, est un monument : difficile à appréhender dans sa globalité, il séduit, laisse deviner et vous noie sous son énormité. Ce côté abscons que lui prêtent de nombreux amateurs, cette inaccessibilité fascine et dérange : le film est comme une récompense au bout de l’épreuve, il se mérite. Voyez-le comme une quête en (de) soi, une succession d’épreuves conduisant à l’illumination – car illuminé il faut bien l’être pour en ressortir satisfait. Combien d’autres s’y sont cassé les dents, s’y jetant à corps perdu avec la joie d’en découdre ou, au contraire, à reculons, craintifs, timorés, hésitants devant l’ampleur de la tâche, l’aura de l’œuvre. « Et si on ne comprenait pas ? » Ou plutôt : « Et si on n’en revenait pas ? » Car des contrées que l’histoire révèle et explore, il n’est guère aisé d’en revenir : le passage de la Porte des Etoiles, long, ardu, sublime et éprouvant, tunnel obscur mais si étincelant, débouche sur des vérités qu’il est nécessaire d’assimiler avant de s’aventurer plus loin, vers la Révélation. Et l’Au-Delà, là-bas, quelque part dans l’Inconnu où Kubrick, par sa verve et sa maîtrise totale du sujet, a su nous emporter – libre à nous de tenter d’en revenir. Là-bas où se clôt le film, les dieux enfantent des mondes et des sur-êtres qui, à leur tour, veilleront sur ces mondes encore jeunes et pleins de promesses. Il en faut des épaules solides pour porter le poids d’un univers.
2001 est-il pour autant une œuvre austère ? Pas si sûr. Déjà, le choix des pièces de musique qui se partagent son champ sonore est tout sauf triste : on peut être réfractaire à la musique contemporaine, mais Ligeti nous gâte avec Lux aeterna (à chaque apparition du monolithe), et que dire du languissant adagio de Gayaneh par Khatchatourian (le voyage du vaisseau Discovery) ou surtout l’introduction stupéfiante d’Ainsi parlait Zarathoustra par Richard Strauss ? Une variété de tons et de tempos à laquelle le réalisateur s’est attaché à coller des séquences à couper le souffle où sa maîtrise de la composition et de la caméra fait merveille : filmer en Cinérama et délaissant ainsi les cadres étriqués qu’il privilégiait auparavant était plus que nécessaire. En grand chef d’orchestre, il a su s’entourer de techniciens extrêmement compétents, que ce soient des scientifiques chargés de renforcer sa vision du futur dans un réalisme saisissant ou des créateurs d’effets spéciaux, comme ceux de Douglas Trumbull. Le caractère hiératique du film, dépouillé, délaissant les dialogues et l’action pour des visions presque hallucinatoires (on ne compte que 40 minutes de paroles sur plus de 2h de projection), son rythme qui suit l’ampleur lyrique du Beau Danube bleu, ses décors magnifiant l’espace et le vide (celui des paysages pré-humains de la Terre, celui des étendues cosmiques) sembleront trop peu engageants pour un jeune spectateur : passée l’Aube de l’Humanité et ses hommes en devenir, n’attendant qu’une étincelle pour fouler la planète d’un pied conquérant, passé encore l’effarant ballet de la navette et de la station et les quelques plans parfois volontairement drôles (le mode d’emploi des toilettes à 0 G) ou virtuoses (le tournoiement d’un stylo en apesanteur), le constat est amer : ce voyage spatial, où deux hommes s'occupent en s’entraînant ou en dialoguant avec l’ordinateur, est désespérément ennuyeux. Riche de sens, il est vide de péripéties. Séquence centrale d’un film qui aurait pu se contenter d’une réflexion quasi-mystique sur la conscience, ce voyage nous interroge, scandant, martelant cette question : que vient faire la paranoïa d’un ordinateur dans cette quête de Vérité ?
Les réponses apparaissent nombreuses mais l’une d’entre elles plaît particulièrement : une quête, qu’elle soit volontaire ou non (Bowman, après tout, fait son boulot), n’est valable que par les épreuves qu’elle force à traverser. Si l’Objet qui orbite autour de Jupiter, réplique gigantesque des monolithes qui ont traversé le film et ponctué le développement de l’Homme, est à la fois objectif à atteindre et chemin à arpenter, il lui faut bien un Gardien à vaincre. La transfiguration est à ce prix, au prix de la perte de ses compagnons et du dépeçage minutieux de la mémoire de HAL – autre séquence où, pour une fois, l’émotion s’insère. Car dans ce film qui semble naviguer si loin au-dessus des contingences terrestres, c’est bien lorsqu’on entend la première leçon (la première chanson) apprise par HAL, être pensant conçu par l’Homme, qu’un petit pincement au cœur survient. Paradoxal : le plan de survie de Bowman, pourtant filmé avec élégance, suscite moins de passion que l’extinction de l’ordinateur qui était prêt à se débarrasser des hommes. Alors, Dave, seul à présent, devient conscient de ses responsabilités : sur lui reposent les espoirs d’une espèce qui s’ouvre à la conquête de l’Univers.
Pourtant, ne soyons pas de ceux qui, sous une impulsion très snob, fustigent les personnes qui n’auraient pas aimé 2001. S’il se mérite, ce n’est pas sur la valeur de l’individu qui le visionne : il s’agit de cinéma, pas d’une loge maçonnique. Je veux ainsi dire que ce que j’apprécie le plus, parmi toutes les qualités que je trouve à ce métrage, c’est justement qu’il n’est pas directement appréciable : on ne regarde pas 2001, l’Odyssée de l’espace d’un œil distrait, on ne le fait pas tourner en fond sonore (quoique la partition est magnifique). J’ai aimé me frotter à ce monument, j’ai aimé ce voyage librement consenti et pourtant haletant, poignant et malaisé. 2001 n’est pas confortable, mais il ouvre des perspectives inouïes. 2001 n’est pas palpitant, mais il accélère insensiblement votre rythme cardiaque. 2001 n’est pas beau, il offre pourtant parmi les plus belles images créées pour le cinéma. 2001 n’est pas facilement compréhensible, il est surtout facilement interprétable – il donne à réfléchir et cela, à mon sens, contribue à enrichir le spectateur. Procurer du plaisir ne passe pas forcément par la flatterie des instincts : certes, on ne rit pas, on n’a pas peur et on ne pleure pas devant 2001, mais lorsqu’on est happé, on vibre à l’unisson des hypercordes. On vibre, et oui.
N’oubliez pas que Stanley Kubrick méprisait les histoires où tous les tenants et aboutissants étaient exposés ; dans un entretien à the Observer datant de 1960, il disait d’un personnage qu’il ne fallait « jamais tenter d’expliquer comment il est devenu ce qu’il est ni pourquoi il a fait ce qu’il a fait. » Dans le même article, il expliquait :
A mon avis, la meilleure trame, c’est celle qu’on ne voit pas. J’aime les démarrages en lenteur, les débuts qui pénètrent le spectateur dans sa chair et imprègnent son esprit au point de lui permettre d’apprécier les moments de grâce et les nuances sans qu’on ait besoin d’enfoncer les portes ouvertes et d’abuser du suspense.
Dix ans plus tard, le gaillard n’avait pas changé d’avis, comme il le racontait à Joseph Gelmis :
Il m’a toujours semblé qu’il n’y avait pas de forme d’expression plus parfaite qu’une vraie ambiguïté artistique, sincère – si l’on peut utiliser un tel paradoxe. Personne n’aime qu’on lui explique les choses.
C’est cette vision du cinéma qui me plaît particulièrement et qui sous-tend constamment la carrière de Kubrick.
J’ai eu tendance à une époque à juger les autres films à l’aune de 2001, le
plaçant instinctivement tout en haut de mon échelle de valeurs. J’en suis revenu : 2001 n’est pas « supérieur » à un autre film, ce serait justement retomber dans les travers cités plus hauts ; je ne suis pas de ceux qui divisent la société entre ceux qui aiment 2001 et ceux qui préfèrent Rush Hour 3 (ou Taxi 2). Je dirais juste que c’est l’œuvre de cinéma qui me procure le plus de sensations, tant émotionnelles que plus profondes – toutefois l’épopée d’un Lawrence d’Arabie, la justesse de ton d’un the Natural, le lyrisme d’un Amadeus me parlent tout autant. Je pense donc qu’il faut cesser de stigmatiser l’œuvre : elle est incontestablement à voir, mais il n’est pas interdit de ne pas l’aimer, voire de la détester. Je ne pense même pas qu’il faille obligatoirement « accompagner » sa projection : on peut tout à fait appréhender le film seul – car seul on sera à arpenter le chemin.
Qu’on aime ou pas importe peu : 2001 existe et a fait faire au cinéma un bond colossal, il y a déjà un demi-siècle. En avant, bien sûr. Vers l’Au-Delà.
Titre original | 2001, a Space Odyssey |
Date de sortie en salles | 27 septembre 1968 avec MGM |
Date de sortie en vidéo | 29 juin 1999 avec Warner Bros. |
Photographie | Geoffrey Unsworth |
Musique |
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Support & durée | Blu-ray Warner (2007) region ALL en 2.35:1 / 141 min |
Tous les films de Kubrick - l'Ecran Miroir
Tous les films de Kubrick ! Ceci est un index. Ci-dessous, vous trouverez les liens vers les chroniques publiées sur ce blog sur les films de Stanley Kubrick (dans le cadre d'un Marathon Kubrick ...
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