Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
Adapter le best-seller d’Umberto Eco n’était pas une mince affaire. Malgré tout l’enthousiasme de Jean-Jacques Annaud dans les années 80 (persuadé que l’auteur l’avait écrit pour lui, tant il y trouvait des échos de ses propres aspirations), la production a changé de mains (les droits, d’abord français, ayant été cédés aux Allemands) et le script a été remanié maintes fois avant que le métrage passe de trois à un peu plus de deux heures. Le résultat, bien que très fortement inspiré du roman, et véritablement prodigieux, a pu laisser quelques aficionados perplexes, qui n’y trouvaient pas certains éléments importants du texte de base.
C’est sans doute à eux, et à une nouvelle génération qui a connu entre-temps les adaptations plus grand public des livres de Dan Brown, que s’adressent les producteurs de la série télévisée créée sous la houlette de Giacomo Battiato, homme de télé, qui avait su imposer sa vision avec son téléfilm multi-primé l’Infiltré, et impulsée par un John Turturro omniprésent au casting.
Techniquement, ce casting en impose : outre l’acteur fétiche des frères Coen, on trouve un Rupert Everett méconnaissable ainsi que le très convaincant Michael Emerson avec un personnage d’abbé pas très éloigné de celui de Finch dans Person of Interest. On notera aussi l’apparition de Tchéky Karyo dans le rôle… du pape Jean XXII. La co-production italo-allemande (Rai Fiction et Tele München Group) a sans doute mis les petits plats dans les grands : le même souci d’authenticité visible dans les Médicis a dû régir au choix des lieux de tournage, comme l’impressionnant Castello di Roccascalegna dans les Abruzzes.
L’histoire est connue, et la base demeure la même que celle conservée pour le film de 1986 : en 1327, alors qu’un débat crucial doit avoir lieu au cœur d’une abbaye bénédictine du nord de l’Italie connue pour la richesse de sa bibliothèque, une série de meurtres attire l’attention d’un moine franciscain, Guillaume de Baskerville, qui n’aime rien tant qu’utiliser son intelligence et son sens logique pour résoudre des mystères. Le format de la série se propose d’étendre le sujet en développant tout d’abord certains personnages : Adso de Melk, le jeune novice qui était aussi le narrateur des faits (ne voix off) dans le film, y a notamment beaucoup plus de consistance ; le premier épisode nous montre certains événements ayant pris place dans sa vie précédente, alors qu’il était écuyer au service de son père, un grand seigneur impérial. Les atrocités qu’il a vues, voire vécues, lors des batailles rangées ou lors d’exécutions publiques, l’ont convaincu de tenter de trouver un sens à ce monde cruel en suivant ce singulier moine anglais susceptible de lui ouvrir davantage l’esprit. L’Inquisiteur (et âme damnée du pape) Bernardo Gui intervient également beaucoup plus tôt et on le voit à plusieurs reprises exercer sa vile besogne à l’encontre de villageois trop empressés de suivre une doctrine hérétique, comme celle de ces Dolciniens accusant l’Eglise de s’enrichir au détriment de ses ouailles. Enfin, le personnage de l’abbé, assez énigmatique dans le film (où on ne sait pas réellement ce qu’il sait des sombres affaires entourant la bibliothèque) est dans la série montré sous un jour plus inquiétant : son personnage semble tiraillé entre plusieurs voies divergentes et il porte sans aucun doute de lourds secrets qui rongent son sens des responsabilités.
Si l’on retrouve les mêmes moines au cœur de l’intrigue (Bérenger, Malachie, Remigio, Venanzio, Séverin et même Salvatore), d’autres personnages apportent à la fois un éclairage et un angle nouveaux à l’œuvre, un angle infiniment plus… féminin. Si la fille (dont on ne saura jamais le nom) est bien présente – mais prenant beaucoup plus de place, avec un Adso qui va carrément la courtiser – on suivra également le périple d’Anna, animée par une soif de vengeance qui doit la mener face à l’Inquisiteur, lequel se trouve donc à l’abbaye. D’un côté une sauvageonne qui n’a pas froid aux yeux (mais qui, au lieu d’être une misérable paysanne vivant d’expédients, se trouve être une rescapée d’un groupe d’Occitans fuyant les répressions religieuses dans le sud de la France – suite à la croisade contre les Albigeois), de l’autre une fille indépendante, guerrière et chasseresse, qui n’hésite pas à trucider les hommes qui lui barreraient la route.
Ce qui multiplie les pistes de réflexion et densifie le propos, le réorientant vers la question religieuse : la Chrétienté se trouve divisée depuis l’avènement des ordres mendiants (dont celui de Saint-François d’Assise) qui critiquent ouvertement certaines postures papales et se montrent plutôt conciliants envers les récentes hérésies, dont le mouvement dolcinien qui a sévi dans le nord de l’Italie au début du XIVe siècle ; en face, le pape appuie les bénédictins et tente de faire barrage à ces mouvements de pensée qui sapent l’autorité de l’Eglise, laquelle doit encore digérer le désastre des Croisades. D’autant que l’empereur, sentant venir le bon coup, soutient les mouvements contestataires, chaque fois qu’ils commencent à peser dans la société.
Tout cela ne gêne en rien la progression de l’enquête, qui reste au cœur de l’histoire, et dont les indices et révélations sont amenés progressivement : alors qu’on ne faisait que deviner la puissance de l’intellect et des capacités déductives du Baskerville de Sean Connery, ici on peut le voir à l’œuvre en détail, confronté à des pistes peu concluantes, des témoins peu bavards et de nombreux secrets plus ou moins avouables. Car si les moines de l’abbaye n’offrent pas le catalogue de tronches inoubliables du film d’Annaud, ils n’en sont pas moins des hommes dissimulant des penchants parfois contre-nature et des passés peu glorieux.
Le coffret de l’intégrale, déjà disponible, propose 4 disques de bonne facture mettant en valeur l’excellent travail de composition et de direction artistique. La plupart des comédiens semble inspirée et propose des performances plus qu’honorables, même si l’on tiquera sans doute sur celle de Damian Hardung qui campe un Adso plus costaud, plus vif et plus entreprenant que Christian Slater – mais qui éteint une bonne partie de cette relation élève-maître qui fonctionnait si bien dans le film. Quant aux deux points d’orgue du film (l’entrée dans la bibliothèque et l’initiation sexuelle du novice), ils dont démultipliés pour un résultat plus troublant : Guillaume entre plusieurs fois dans la tour qui s’avère être un labyrinthe encore plus infernal, et Adso fréquente la sauvageonne, lui donnant régulièrement rendez-vous dans les bois, jusqu’à ce qu’elle soit capturée et accusée de sorcellerie.
Plus proche du livre, et plus précise historiquement (notamment dans le destin de Bernardo Gui, radicalement différent), la série offre ce qu’il faut de trouble et de mystères, de personnages inquiétants et de happenings pour occuper un bon week-end.
Titre original |
The Name of the Rose |
Créateurs |
Giacomo Battiato, Andrea Porporati & Nigel Williams |
Format |
1 saison de 8 épisodes de 56 min |
Date de 1e diffusion |
4 mars 2019 sur RAI 1 |
Date de 1e diffusion française |
5 mars 2019 sur OCS |
Date de sortie en vidéo |
6 novembre 2019 avec Wild Side Video |
Distribution |
John Turturro, Rupert Everett & Michael Emerson |
Réalisation |
Giacomo Battiato |
Photographie |
John Conroy |
Musique |
Volker Bertelmann |
Support |
DVD Wild Side (2019) en 1.77 :1 /208 min environ |