Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
Pawel Pawlikowski fait partie de ces cinéastes qui différencient les cinéphiles et les cinéphages. Petit à petit, sans raffut ni campagne promotionnelle ébouriffante, il s’est imposé comme un réalisateur qui compte, ayant impressionné la critique avec Ida (en 2014) avant la consécration internationale pour Cold War, passant par le Prix de la Mise en scène à Cannes avant de tout rafler aux European Film Awards (meilleur film, meilleur scénario et meilleur réalisateur). Quelle que soit la valeur qu’on attribue à ce genre de récompenses, ça vous place un homme. Et ne peut laisser indifférent quiconque s’intéresse de près ou de loin au VIIe Art. L’opération DVDtrafic en cours était donc une bonne occasion de rattraper l’occasion manquée et d’aller voir de plus près le meilleur du cinéma européen.
Dès les premières secondes, Cold War va désarçonner le spectateur lambda, celui qui n’est pas rompu aux œuvres sortant subrepticement dans les dernières salles d’Art & Essai : un format carré, un Noir & Blanc peu contrasté, des personnages mutiques, des paysages déserts et une bande originale uniquement composée de chants traditionnels polonais. On est à la fois très loin d’un Avengers et d’une comédie populaire, dans cet espace occupé par des productions ambitieuses par leur portée ou leur forme, s’adressant à un public de connaisseurs, au jugement sévère et à l’analyse prompte. Sous l’épure, même le profane sent le remarquable travail de composition, devine plus qu’il ne comprend le sens caché dans la symétrie des formes, l’austère beauté des plans. De ces premières séquences se dégage insensiblement une impression d’étrangeté et d’ailleurs : une campagne vide, des ruines taisant le lourd passé, des personnages ployant sous le faix d’une société scrutatrice et d’une Histoire orgueilleuse. Lorsqu’ils se parlent, un silence entendu occupe l’essentiel des dialogues, les regards semblent perdus, entre désespoir et fatalisme. Trois adultes (deux hommes, une femme) ont un job à faire et s’installent pour un temps dans un ancien bâtiment ayant connu son heure de gloire longtemps auparavant : ils recrutent, et les jeunes gens, peuplant enfin ce territoire morne, se pressent pour trouver enfin un quelconque avenir à leur existence toute aussi morne.
On est à la fin des années 50 : alors qu’en Pologne, le culte de la personnalité stalinienne bat son plein, Paris vit au rythme des pulsations de jazz et les artistes de tous horizons s’y pressent pour y créer sans contrainte. Wiktor, sans le dire, pianiste et compositeur, rêve de cette liberté mais il se contente de suivre sa collègue Irena dans cette campagne un peu absurde visant à former un groupe de chanteuses et danseuses folkloriques, afin de redonner un peu d’or à des traditions qui se perdent et d’accorder un peu d’espoir à des jeunesses endormies. L’une d’elles vient soudain éveiller quelque chose en lui : Zusanna, dite Zula, a quelque chose que les autres n’ont pas. Peut-être dans ces cheveux plus blonds que les blés, dans ces yeux d’un bleu cristallin, dans cette moue qui semble susurrer des promesses autant que des menaces : cette fille n’est décidément pas comme les autres. Ses performances artistiques ne la distinguent guère des autres prétendantes : qu’à cela ne tienne, il défendra sa place. Et commencera aussitôt une discrète et tacite cour auprès de cette jeune femme farouche, qui n’a pas froid aux yeux et pas sa langue dans sa poche – et dont le passé trouble révèle des forfaits inavouables. Kaczmarek, le troisième membre, qui n’y connaît rien à la musique mais puise sa légitimité dans sa fidélité au parti, est également sensible à son charme au-delà du slave. Il la charge de surveiller un Wiktor dont il devine les intentions libertaires, et de lui faire un rapport régulièrement. Les représentations s’enchaînent, le succès vient, un peu inespéré : ces jeunes gens découvrent les plaisirs ineffables des réceptions mondaines et la gloire éphémère des scènes de théâtre devant un public aux anges. La troupe se fait un nom. Le Parti la suit de près : il faut désormais qu’elle ajoute à son répertoire des chants à la gloire de Staline. Irena refuse, Wiktor accepte à contrecœur car se profile alors une opportunité : la troupe va se produire à Berlin, et Berlin, c’est la porte de l’Europe de l’Ouest, de la bohème et des espoirs enfouis. Il ne reste qu’à convaincre Zula de le suivre dans cette folle épopée…
Cold War est moins un film politique qu’une romance désabusée, construite sur un bonheur impossible entre deux amants terribles, que tout oppose. Lui est un artiste un peu frustré, vieillissant, qui espère se réaliser dans cet incroyable vivier de possibilités qu’était Paris après la guerre et puise dans la vitalité de Zula cette énergie qu’il croyait enfuie. Elle est bouillonnante d’énergie, opportuniste mais son passé la tétanise et son caractère l’empêche de pérenniser la moindre relation. Si on n’a guère de doutes sur la réalité des sentiments de Wiktor envers elle, on hésite au début face à l’authenticité discutable de son amour pour lui, d’autant qu’elle le taquine, le frustre et l’humilie, sachant taper là où ça fait mal. Ces deux-là ne peuvent visiblement pas vivre ensemble, pourtant ils ne parviennent pas à vivre séparés et cet amour transfrontalier devient une passion brûlante, rongeante, attaquant jusqu’aux fondements de chaque personnalité.
Pawlowski filme près des corps, s’attarde sur les regards, laisse les séquences se prolonger parfois jusqu’au malaise, dilatant les nombreux silences ponctuant les rares répliques. Chaque personnage semble comme déraciné, éthéré et Wiktor s’exprime si peu qu’on finit par ressentir la douleur qu’il ne parvient pas à dire. La performance de Tomasz Kot emporte tardivement l’adhésion, on se fait bon an mal an à cet artiste dépenaillé au regard sombre et aux rêves brisés. Joanna Kulig apporte un peu de fraîcheur et de beauté fragile à son personnage qui aurait pu être détestable par sa versatilité. Le plus intriguant viendra de l’incroyable contraste entre ces comédiens et une Jeanne Balibar dans le rôle d’une poétesse diaphane s’exprimant telle une pythie ancestrale.
Refusant de s’appuyer sur des violons lancinants ou des scènes lyriques, le réalisateur
construit patiemment une quête impossible d’un amour irrationnel qui transcende les régimes et les Etats, poussant chaque être jusqu’au sacrifice ultime. Chaque plan dégage une authentique beauté évanescente recelant des parcelles d’une poésie amère et terrible : pas de fusillade, d’explosion, d’enquête haletante, de poursuite ou de gerbes de sang, mais l’amour, la joie, la peine, la haine, la passion, la tristesse et la mort.
Un grand film, à voir à tout prix.
Disponible depuis le 5 mars 2019 chez Diaphana Edition vidéo, en DVD, Blu-Ray et VOD.
Titre original |
Zimna Wojna |
Date de sortie en salles |
20 novembre 2018 avec Diaphana Distribution |
Date de sortie en vidéo |
5 mars 2019 avec Diaphana Distribution |
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Photographie |
Lukasz Zal & Pawel Pawlikowski |
Musique |
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Support & durée |
DVD Diaphana (2019) zone 2 en 1.33:1 / 88 min |
Cold War - film 2018 - Pawel Pawlikowski - Cinetrafic
Drame, Romance. Avec Joanna Kulig, Agata Kulesza. Retrouvez les bandes-annonces et vidéos. Découvrez des films similaires.