Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
Guillaume Bouqueau : Bonjour, vous êtes ici pour la promotion de The Mumbai Murders.
Anurag Kashyap : Oui.
GB : Pourriez-vous vous présenter au public français qui ne vous connait pas encore ? Vous n’êtes pas le réalisateur de Bollywood typique.
AK : De la même façon, je dirais que je suis un réalisateur qui n’est pas de Bollywood voire qui est anti-Bollywood.
GB : A ce point ? Vous êtes anti-Bollywood ? Vous cherchez à aller contre les règles qu’ils ont posées ?
AK : Non. Dans le sens que ces films grand public qu’on fait en Inde ne me parlent pas. J’y vais, je vois les films mais ils ne me parlent pas. Je ne comprends pas pourquoi ils sont si… Je suis un réaliste. Je pense que la plupart de ces films sont déconnectés de la réalité. Je n’ai pas de problème à voir un film de super-héros américain. Je n’ai pas de problèmes à voir plein de films dont les histoires ne sont pas vraies mais semblent vraies, sont crédibles. Je veux que mes films soient plus crédibles, plus réalistes. Je pense que la norme est en train de changer. Dans nos films, on peut ressentir la vraie Inde. Si vous voyez un film de Bollywood, ce n’est pas l’Inde. Les touristes penseraient qu’en venant en Inde, tout le monde chanterait, danserait et jetterait de la couleur mais ce n’est pas vrai.
GB : Est-ce pour ça qu’au long de votre carrière, vos films ont souvent pour base un fait réel ? Est-ce un point de départ plus facile ?
AK : J’ai besoin de quelque chose pour démarrer mon écriture. Ca peut être un individu, une personne ou un évènement. Parfois, c’est juste l’opportunité d’explorer avec un acteur. Pour moi, le déclencheur doit venir de l’extérieur. Une ou deux fois, c’est venu de l’intérieur quand je devais me trouver des réponses. Mon dernier film qui a été présenté à Toronto venait d’un problème personnel. Je l’ai mis dans mon film pour trouver des réponses.
GB : Vous êtes un vrai Auteur dans le sens français du terme.
AK : Mon process, c’est de trouver le film. Quand j’écris, j’utilise mon texte comme un plan, un synopsis. Quand j’écris un film, je cherche à le présenter, à le vendre. Maintenant, en Inde, je sais que je n’ai pas besoin de donner plus de détails parce que les gens savent que ça va changer. Je vais modifier, improviser et je trouverai vraiment le film quand il sera fini. Maintenant, plus personne ne remet en cause la façon de faire. L’écriture est pour moi un besoin qui vient d’un élément déclencheur. J’écris, puis je vais voir les acteurs. Je trouve ensuite le producteur et l’argent et je démarre le tournage. Une fois sur le tournage, on joue avec le film.
GB : Pour revenir à the Mumbai Murders, le point de départ était un serial killer dans les années 60…
AK : Dans The Mumbai Murders, je voulais faire le portrait d’un sérial killer. J’étais obsédé par ce personnage depuis 20 ans. Quand j’ai écrit mon premier scénario, un épisode de série télé sur des serial killers, je suis tombé sur Raman Raghav qui était l’objet d’un épisode fait par un autre réalisateur. Un épisode d’une heure à budget réduit mais il a tellement à dire sur lui. Je me suis dit qu’un jour, je raconterais toute l’histoire. On a travaillé dessus avec mon co-scénariste Vasan Bala, le réalisateur de The man who feels no pain qui a gagné le prix Midnight madness au TIFF cette année. Il est co-scénariste mais il est le principal écrivain sur le projet. Il a écrit le portrait et attendait que le film se fasse. On a passé 8-9 ans dessus. J’ai fait un gros film de studio qui a été un échec, un vrai désastre. J’essayais de faire une trilogie sur la ville de Bombay. Comme le premier n’a pas marché…
GB : Lequel était-ce ?
AK : Bombay Velvet qui était passé à Locarno. Comme ça a été un échec, les autres projets ont été abandonnés. Personne ne me donnait suffisamment d’argent pour faire un film d’époque sur un serial killer. J’étais tellement obsédé par le projet que j’ai dit « ok, vous me donnez combien ? ». On me donnait moins d’un demi-million de dollars. J’ai donc pris le problème dans l’autre sens et j’ai écrit un film que je puisse tourner en 20 jours. Le film est devenu contemporain et a démarré de l’idée de transformer Raman Raghav (deux prénoms en Inde) en deux personnes différentes. C’est comme ça que ça a commencé.
GB : De mon point de vue, vous semblez réussir quelque chose d’extraordinaire dans le sens que tous les personnages du film semblent méprisables mais on est cependant fasciné. Comment réussissez-vous ça puisque ce n’est pas comme ça que l’empathie du public fonctionne d’habitude ?
Je cherche juste à rester vrai. C’est la première chose que je fais : je vois chaque personnage comme un être humain. Sur la base d’actions, on juge les gens. Mais les actions ne définissent pas les gens : si quelqu’un a commis un crime, il n’était pas né criminel. Si quelqu’un est un grand athlète, il n’est pas né athlète, il l’est devenu, il est arrivé à ce point. Donc quand on commence par voir tous les personnages comme des êtres humains, qu’on parle des traits qui les définissent, alors cela crée un lien. Si je vois ce personnage comme un être humain en premier puis comme un serial killer, ce qui arrive, c’est que le public commence à ressentir que n’importe qui pourrait être ce personnage. C’est pourquoi on le voit faire des choses normales, comme marcher dans la rue au milieu de la foule. J’ai tourné ces séquences avec des caméras cachées pour que ça paraisse naturel. Dans un film typique de serial killer, on filme le serial killer de façon mystérieuse. Il est souvent seul dans la pénombre, se cachant. On le voit toujours se déplacer comme une panthère mais ce n’est pas vrai. Cet homme dans le film, il se déplace calmement et silencieusement sur les toits mais quand il est dans la rue, c’est monsieur tout-le-monde. Il a un job de gardien d’immeuble. Quand je traite le personnage comme un être normal et que le public ressent la même chose, une connexion se crée. Et quand je lui fais faire ensuite quelque chose hors norme, il commet un crime tellement malsain que le public est choqué : comment un homme peut-il faire quelque chose comme ça ? C’est la réaction que je cherche. C’est la réaction que j’attends du public parce que leur réaction leur dit quelque chose sur eux-mêmes.
GB : C’est aussi lié au fait que vous tournez souvent en lieux réels. Comment adaptez-vous ce à quoi vous avez pensé ? Est-ce que le lieu de tournage modifie votre écriture ?
AK : Je commence par écrire, puis je vais sur le lieu de tournage. Je laisse ensuite le lieu modifier mon écriture.
GB : C’est parce que vous être scénariste/réalisateur que vous pouvez vous adapter sur place…
AK : Oui, j’effectue des changements sur place. Quand je vois le lieu, je modifie tout le scénario pour donner l’impression que ça s’est vraiment passé là. Ca donne de l’impact. J’aime tourner dans les villes puisque ça apporte du vécu. Ca ne ressemble pas à un décor. Des gens vivent là et ça apporte une histoire et une énergie différentes. J’ai vu cette maison dans les bidonvilles, elle avait une fenêtre. C’était une très vieille fenêtre et elle était inaccessible. Pour y accéder, il fallait monter sur quelque chose. Mais c’était sur une minuscule maison. Les femmes dormaient à l’intérieur mais le mari dormait dehors. Le seul moyen d’y accéder était donc de monter là où se trouvait le mari. C’est devenu un enjeu dramatique. Ce n’était pas dans le script. Tous ces éléments viennent à vous quand vous vous ouvrez à la géographie de l’espace. Cet espace modifie mon histoire. A chaque fois que j’écris un script, fait un film ou raconte une histoire, l’endroit modifie toujours ma façon de raconter.
GB : Je pensais en particulier à cette poursuite dans les bidonvilles qui, je l’imagine, n’était pas sur le papier telle quelle. Vous aviez dû écrire « il y a une poursuite » et puis…
AK : Les lieux de tournages sont si étranges. Un homme doit disparaître mais où peut-il disparaître ? C’est un labyrinthe mais c’est aussi le meilleur moyen d’explorer ce labyrinthe.
GB : Le fait que vous soyez un réalisateur indépendant avec des budgets restreints vous donne cette liberté…
AK : J’ai ma liberté si je respecte un certain budget. Si je dépasse le budget, je perds ma liberté. Martin Scorsese m’avait dit il y a longtemps : « Plus le budget est gros, plus le film devient démocratique. Avec un budget restreint, on peut être un dictateur. »
Plus le budget est gros, plus le film devient démocratique. Avec un budget restreint, on peut être un dictateur.
GB : Et vous voulez être un dictateur ?
AK : Dans la salle de montage, la créativité n’est pas une démocratie. Quand vous faites un film ou créez une œuvre d’art, ça doit exprimer une seule voix. Un comité de personne ne peut pas en décider. Ca devient un reality show, ce n’est plus un film.
GB : D’accord mais vous travaillez souvent avec les mêmes personnes, une famille de cinéma. J’imagine qu’ils apportent leurs propres idées…
AK : C’est toujours le cas. Je reste toujours ouvert aux idées des autres et à leurs interprétations. Et ils apportent chacun leurs compétences avec eux et je me dois de les utiliser au mieux. C’est comme ça qu’un film semble différent du précédent.
GB : Le genre de films que vous faites est plus réaliste, plus violent, plus sexualisé que ce qu’on voit d’habitude à Bollywood. Est-ce que vous vous fixez des limites ?
AK : On doit toujours trouver un moyen de faire les choses. Mes préoccupations sont souvent la sexualité, la violence, la politique et la religion. Ce sont mes quatre préoccupations principales. Ces choses sont toujours problématiques en Inde parce que l’on est moraliste sur tout. Et on ne règle pas les raisons qui font que ces choses sont problématiques. On ne confronte pas les problèmes posés par la religion, le politique, la sexualité ou la violence. On continue à les ignorer. On se protège de ces sujets. Et parce qu’on ne s’y confronte pas, on ne sait pas comment les traiter. Comme le comité de censure nous empêche d’aborder les choses directement, on doit trouver des moyens pour le faire. C’est ce que j’essaie de faire.
GB : J’ai vu qu’il y avait une controverse sur votre dernier film…
AK : Oui, j’étais en France, ils ont coupé mon film après qu’il soit sorti en salles.
GB : Vraiment ?
AK : Oui, ils ont coupé une minute quarante et une seconde. J’étais vraiment énervé. Je le suis toujours.
GB : Je ne voulais pas remuer le couteau dans la plaie, juste avoir votre point de vue…
AK : C’est comme ça parce que dès qu’une chose insignifiante offense qui que ce soit, les gens protestent et la loi s’écarte de toute responsabilité. Le film a été vu et a passé le comité de censure. Mais dès que les gens voient quelque chose qu’ils ne veulent pas voir, ils se lèvent et protestent. Ils n’ont pas l’habitude du réalisme dans les films. Ils ont une idée de ce qu’ils veulent voir dans un film et ne veulent pas parler de ce qui existe réellement. Ca crée un conflit. C’est ce contre quoi je me bats.
GB : La façon dont vous présentez l’Inde n’est pas bien acceptée par les habitants…
AK : Ce n’est pas bien reçu au niveau du box-office mais je pense que les Indiens voient beaucoup mes films mais « online ». En Inde, si votre film n’attire pas le public en première semaine ou dans les dix premiers jours, il quitte l’affiche. Le temps que le public vienne pour voir mes films, ils ont déjà quitté les salles. Mes films sont vus par d’autres moyens.
GB : Ou piratés, vous aviez dit qu’un de vos films était le plus piraté…
AK: Black Friday. Mon premier film. Mais Netflix a changé tout ça pour moi. Mon public est devenu plus visible sur Netflix avec Sacred Games.
GB : C’était un des points que je voulais aborder : en France Netflix est considéré comme le diable empêchant les spectateurs d’aller en salle…
AK : Je vois qu’en France aussi, si un film ne marche pas après une semaine ou deux, il est retiré.
GB : Oui.
AK : OK. Où vont ces films ensuite ? Il faut un espace pour que ces films existent. Au fond, je pense que ce que Netflix a fait, c’est qu’il a séparé les publics. Il y a un public qui n’a pas le temps d’aller en salle parce qu’ils ont autre chose à faire ou sont préoccupés par autre chose et Netflix leur permet de regarder un film au moment qui les arrange. Ensuite il y a le public qui va en salle. Les cinémas sont devenus des lieux pour voir des gros films comme les films de super-héros, des trucs énormes.
Netflix a créé une expérience plus intime, pour des films plus personnels, que l’on peut voir seul. Mumbai Murders n’est pas un film pour un rendez-vous amoureux. On veut le voir seul. Il y a des endroits différents pour des expériences différentes.
Mumbai Murders n’est pas un film pour un rendez-vous amoureux.
GB : Comment a été votre expérience créative ayant fait une série télé pour eux ?
AK : J’ai aimé le faire. J’ai eu beaucoup de liberté. Je pouvais dire ce que je voulais. Je n’ai pas hésité. J’ai pu aborder la politique et beaucoup d’autres choses.
GB : Super. Ce n’est donc pas le diable…
AK : Ce n’est pas le diable mais chacun voit midi à sa porte. Personnellement, je voudrais apprendre le Français parce que tous les films que je veux voir, vous les avez en salle. Mais pour ça, il faut que je puisse lire les sous-titres. Pour les Français, la salle est très importante. Leur combat est justifié mais ils ne doivent pas douter du combat. Si la lutte vient de l’amour du cinéma, ça va. Si ça vient d’une crainte de perdre quelque chose, rien de bon n’en sortira.
Titre original |
Raman Raghav 2.0 |
Date de sortie en salles |
21 novembre 2018 avec Stray Dogs Distribution |
Date de sortie en vidéo |
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Photographie |
Jay Oza |
Musique |
Ram Sampath |
Support & durée |
35 mm en 2.35 :1 / 126 min |