Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
Bien qu’il ne soit pas le premier film américain d’Alfred Hitchcock (il s’agit plutôt de Rebecca produit par Selznick en 1940), l’Ombre d’un doute est souvent considéré comme l’un de ses plus représentatifs, d’autant que le maître de suspense a régulièrement déclaré à son sujet qu’il était son préféré (quoiqu’il ait relativisé ses propos lors de son fameux entretien accordé à François Truffaut) :
Je ne devrais pas dire que Shadow of a doubt est mon film favori. Si je me suis exprimé en ce sens, c'est que je sens que ce film est satisfaisant pour nos amis les vraisemblants, nos amis les logiciens...
Titre original |
Shadow of a doubt |
Réalisateur |
Alfred Hitchcock |
Date de sortie en salles |
12 janvier 1943 avec Universal Pictures |
Date de sortie en DVD |
7 juillet 2001 avec Universal |
Scénario |
Thornton Wilder, Sally Benson, Alma Reville & Gordon McDonell |
Distribution |
Joseph Cotten, Teresa Wright, Henry Travers & MacDonald Carey |
Photographie |
Joseph A. Valentine |
Musique |
Dimitri Tiomkin |
Support & durée |
Blu-ray Universal (2012) édition Prestige region B en 1.33 :1 / 108 minutes |
Synopsis : C’est la fête dans cette petite bourgade de la côte Ouest : le sémillant oncle Charlie arrive de Philadelphie après une très longue absence et retrouve la famille de sa sœur, épouse de banquier, et notamment sa nièce Charlie, une jeune femme pétillante et malicieuse qui partage bon nombre de points communs avec son oncle homonyme. Sauf que, bientôt, elle commence à nourrir des doutes sur les véritables agissements de cet oncle mystérieux qui est suivi par d’énigmatiques enquêteurs…
En l’état, le film laisse une impression étrange pour qui connaît les grandes pièces de l’œuvre du réalisateur de Psychose : après une introduction anxiogène dans laquelle un individu mystérieux (Joseph Cotten) échappe à la surveillance de deux autres, le reste se déroule dans un cadre presque bucolique, celui d’une petite bourgade californienne ensoleillée (Santa Rosa, qui a véritablement servi de décor pour de nombreuses scènes d’extérieur, dont les habitants ont souvent servi de figurants, qui était le lieu d’habitation de deux des actrices et l’endroit où résidait la famille d’Hitchcock) bien loin de l’ambiance oppressante du début. C’est là que descend du train l’oncle Charlie, un homme élégant et charmant, portant bien et accueilli avec chaleur par la famille de sa sœur Emma qui se languissait de lui. A peine installé dans la maison (il occupera la chambre de sa nièce bien-aimée, la pétillante Charlie qui porte donc son prénom), il se voit pressé de toutes parts pour narrer ses années de pérégrinations. Gêné, Charlie préfère esquiver, affirmant qu’il laisse ses voyages derrière lui et éblouissant ses hôtes avec des cadeaux hors de prix, proposant même à son beau-frère banquier d’ouvrir un compte dans son établissement.
Charlie, l’oncle, c’est Joseph Cotten. Le spectateur part donc avec un temps d’avance sur les habitants de Santa Rosa qui ne savent rien des agissements du bonhomme, mais en est réduit à des conjectures : effectivement, nous le savons poursuivi et il semble bien qu’il ait choisi la maison de sa sœur comme refuge, mais rien ne prouve non plus qu’il soit malhonnête. Regardez-le sur les photos : ce bel homme, droit et charmant, ne peut qu’être un des nombreux « faux coupables » émaillant la filmographie de maître. Son affection pour sa sœur et sa relation très forte avec sa nièce préférée ne peuvent qu’installer le doute chez nous, qui savons pourtant qu’il cache quelque chose.
Et le récit de continuer à entretenir ce doute, tant chez le spectateur (qui dispose donc d’éléments supplémentaires mais d’aucune certitude) que chez les proches de Charlie. Car l’oncle n’est pas très à l’aise en société, préfère éluder certaines questions et surtout refuse qu’on le prenne en photo. L’arrivée de deux enquêteurs réalisant un sondage pour un organisme fédéral le met terriblement mal à l’aise et la jeune Charlie, malgré l’amour qu’elle porte à son oncle, commence à mettre les points sur les « i » : l’ombre du soupçon l’a désormais atteinte, et elle entrera dans une spirale paranoïaque qui la poussera à mener d’elle-même une enquête sur la provenance des cadeaux de son oncle et sur cet article de journal qu’il s’est efforcé de dissimuler.
C’est avant tout le rythme particulier du métrage qui interpelle : on n’a pas cette frénésie et cette intensité dramatique propre aux chefs-d’œuvre hitchcockiens, et le film semble se dérouler sur le ton de la chronique urbaine, alignant les petites péripéties et alternant les moments légers (comme les rendez-vous quotidiens de Joseph, le mari d’Emma avec son ami Herbie qui s’amusent à inventer le meilleur moyen d’assassiner quelqu’un sans laisser de traces). Seule Charlie est à l’écart de ce tempo routinier, s’enfonçant toujours un peu plus dans son soupçon et désormais tiraillée entre la quête de la vérité et ses sentiments pour cet oncle adoré.
On se rend compte que, insidieusement, Hitchcock joue avec nos perceptions, renforçant notre trouble sans jamais nous mettre devant une preuve réelle et titillant avec une délicieuse perversité nos propres valeurs morales. Dans ces regards équivoques qu’échangent les deux Charlie, y a-t-il autre chose que de l’amour filial ? On aurait très vite tendance à le croire. D’autant que métrage s’avère plutôt long et semble ne jamais se satisfaire à finir (la dernière demi-heure est une succession de happenings).
L’Ombre d’un doute est un film majeur dans la filmographie d’Alfred Hitchcock, même s’il sort du cadre des productions plus connues. Il y a dans la peinture de cette société un peu insouciante, semblant vivre en marge d’un monde plus sombre et cruel, une véritable sympathie qui pousse le réalisateur à laisser ses séquences prendre le temps de se finir. Moins intense et prenant que la plupart de ses films futurs, presque atypique, il brosse le portrait singulier d’un homme singulier, très moderne dans sa psychologie et ses motivations et permet au metteur en scène habile que nous connaissons de continuer à développer son savoir-faire en titillant nos perceptions (il y a constamment un jeu remarquable avec l’ombre, celle provoquée par l’arrivée du train en gare comme celles des poutres dans la maison). Déstabilisant par son approche et par son côté très verbeux (il est moins graphique que ses films de poursuite et contient bien moins de scènes muettes), il n’en demeure pas moins un pilier de son œuvre car construit à partir de nombreux éléments personnels.