Quand je regarde l'écran, l'écran me regarde.
La Source n’est pas à proprement parler le film qui devait m’initier au cinéma bergmanesque : au cours de mes jeunes et fructueuses années, j’avais pu découvrir le cinéaste à travers son célèbre Cris & chuchotements. A l’époque, je n’avais pas les moyens et la culture qui me permettaient de bien envisager l’œuvre singulière de ce réalisateur d’exception, mais j’avais tout de même senti une « différence » dans la manière de cadrer, d’interagir avec les comédiens et de mettre à l’écran les émotions ressenties par les protagonistes.
Avec le recul, je m’aperçois que la Source ne constituait pas vraiment la meilleure façon d’entrer dans le cinéma de Bergman, mais il s’agit d’un film qui a reçu un accueil critique impressionnant au Festival de Cannes (Grand Prix de la Critique) avant l’Oscar du meilleur film en langue étrangère en 1961, alors même que le public suédois réagissait mal à l’orientation prise par le metteur en scène. Le pivot du métrage, la fameuse scène de viol, a fait l’objet de nombreuses controverses d’ailleurs, certains n’en voyant pas l’utilité. C’est donc auréolé d’une gloire non consensuelle qu’il est parvenu jusqu’à nous, spectateurs du XXIe siècle.
L’édition en DVD par Opening est remarquable et fait honneur à la première collaboration entre le chef opérateur Nykvist et Ingmar Bergman : les plans de la campagne et de la forêt baignées de soleil, la recherche constante sur la profondeur de champ sont parfaitement mis en valeur et confèrent une sorte de félicité à toute la première moitié du film. Celle-ci s’ouvre s’une séquence dérangeante avec une sauvageonne invoquant Odin dans une grange avant qu’on s’aperçoive qu’elle travaille à la ferme du riche propriétaire Töre qui l’a adoptée afin qu’elle tienne compagnie à Karin, leur unique fille, belle comme le jour et blonde comme les blés, dont la pureté de l’âme ravit les parents, fervents Chrétiens, d’une immense fierté. Ingeri nourrit une rancœur tenace à l’égard son évanescente sœur de lait, qui est tout ce qu’elle n’est pas et ne supporte plus : alors que Karin suit à la lettre et avec ferveur les règles imposées par la foi chrétienne, très stricte à l’époque (nous sommes à la fin d’un Moyen-Age qui ne s’est pas encore ouvert, dans les pays du Nord, à l’humanisme ambiant dans les universités des pays méditerranéens), Ingeri en est restée aux rites ancestraux et cultive sans le vouloir sa différence. Aussi brune que l’autre est blonde (elle est interprétée par Gunnel Lindblom, sorte de Sophia Loren sylvestre), sale et dépenaillée, elle a déjà vu le loup et s’en trouve engrossée, ce qui aiguise la véhémence du ton employé par les gens de maison et même la femme de Töre à son égard : elle est celle qui a déçu, celle qu’on supporte, celle qui n’est même pas capable d’accomplir les besognes en reconnaissance de la bonté que le couple a eu de bien vouloir l’adopter.
Le rythme de cette introduction est extrêmement lent, les dialogues rares mais chargés de sens, Bergman insiste sur le caractère de chacun en donnant du sens à chaque petit élément du quotidien. On mettra un certain temps identifier Max von Sydow, qui interprète avec sa puissance expressive habituelle l’imposant et serein Töre, sorte de petit seigneur local droit, juste et pieux, qui fond complètement en présence de leur fille (on apprend plus tard au cours d’une confidence de sa femme Mareta qu’il s’agit de la dernière survivante des enfants qu’ils ont eus).
Ce matin, Karin s’attarde au lit, alors qu’elle était censée apporter des cierges et des victuailles à l’église de la paroisse, située au-delà de la forêt. Elle finit par accepter d’y aller, même si elle sait qu’elle ne parviendra pas avant matines – et choisit Ingeri pour l’accompagner afin de rassurer ses parents. Ingeri qui la hait, qui désire tant que le pouvoir des anciens dieux la foudroient sur place. Mais l’évanescente Karin n’en a cure, elle explique chemin faisant à la farouche brune qu’elle n’est pas dupe de sa liaison et qu’elle a même tenté d’intercéder en sa faveur. La candeur et la bienveillance de cette jeune fille vêtue comme une princesse d’une robe conçue pour des processions religieuses sont de trop pour Ingeri qui refuse de la suivre, sentant sans doute la culpabilité la ronger pour toutes les imprécations qu’elle a lancées contre elle auparavant. Cependant elle ne s’attardera pas non plus chez le passeur du gué où les deux filles font halte et qui a deviné trop aisément ce que cache le cœur d’Ingeri. Elle préfère donc suivre Karin de loin, et assistera donc à l’horreur lorsque trois pâtres, dont un enfant, s’en prendront à la belle blonde, l’aviliront avant de l’abattre et de la dépouiller.
La séquence concentre tout le savoir-faire de Bergman, usant de cadres recherchés, chargés de symboles (le repas qu’elle prend avec les bergers, où elle rompt le pain et dit les grâces ; l’ombre des branches griffues sur son visage auréolé lorsqu’elle saisit dans le regard de ces hommes le vice de leurs intentions) et des plans muets mais lourds de sens (les mains, les regards concupiscents, le pain, le couteau). C’est extrêmement violent, et sans doute choquant à l’époque. D’autant plus que nulle musique ne vient renforcer l’aspect tragique du moment : son atrocité est brutale, sauvage, inexpliquée et renforcée par ce qui oppose la jeune princesse et les misérables frères. La rupture que cette séquence induit est nécessaire à la compréhension de ce qui s’ensuivra (la vengeance du père, implacable, qui devra s’affranchir pourtant de ses convictions religieuses), amenant ainsi chacun des membres de la famille – et les spectateurs – à interpeller Dieu pour ce qu’il a osé laisser faire à sa plus belle et plus fervente brebis.
Le caractère linéaire de l’intrigue, imaginée par la scénariste sur la base de cette légende scandinave qui donnera son sens au titre (il vous faudra attendre la dernière scène du film pour le comprendre), renforce également le propos et permet à la mise en scène d’insister sur la dualité des forces qui s’opposent : la lumière de la campagne fleurie et ensoleillée face à la nuit froide et âpre ; la rigueur sereine de la foi chrétienne face à l’obscurantisme persistant ; la droiture et la générosité des fermiers face à la mesquinerie sanguinaire des pâtres. Certes, la catégorisation est un peu trop facile, et je comprends qu’on ait pu lui reprocher cette sorte de négligence dans ce manichéisme primaire, mais il sert totalement la volonté des auteurs de questionner directement les forces divines à l’œuvre et renforce l’impact des scènes de prises de conscience. Ainsi, comment ne pas apprécier le paradoxe saisissant chez Töre qui entame ses préparatifs de vengeance par des rituels païens puis fait la promesse solennelle de bâtir une église de ses propres mains, celles-là même qui ont versé le sang.
Saisissant par sa portée, sa photo et son interprétation, une œuvre peut-être mineure chez Bergman mais dont la force demeure intacte. Certains exégètes caustiques ont parlé de rape & revenge avant l'heure, mais je préfère y voir le cinéaste remettre en question les principes qui ont dirigé sa vie, sans toutefois les critiquer ouvertement.
Titre original |
Jungfrukällan |
Mise en scène |
Ingmar Bergman |
Date de sortie au cinéma |
8 novembre 1960 avec Carlotta Films |
Date de sortie en DVD |
17 avril 2001 avec Opening |
Scénario |
Ulla Isaksson |
Distribution |
Birgitta Valberg, Max von Sydow, Birgitta Peterson & Gunnel Lindbrom |
Photographie |
Sven Nykvist |
Musique |
Erik Nordgren |
Support & durée |
DVD Opening (2001) zone 2 en 1.33 :1/89 min |
Synopsis : Au XIVe siècle, en Suède. Karin, fille du riche fermier Töre, s’en va porter des cierges à l’église, de l’autre côté de la forêt avec sa sœur adoptive qui la jalouse en secret. En chemin, elle tombe sur trois bergers avec lesquels elle partage ses provisions. Mais les deux plus âgés la violent, l’assassinent et prennent ses affaires alors que sa sœur assiste, impuissante, à la scène…